*Bip… Bip… Bip… Bip…*
Je suis dans une voiture. C’est une 205 grise dont le pommeau de levier de vitesse est égratigné. Il fait froid, il y a de la buée sur les vitres et mes mains sont rougies, engourdies. Au loin, j’entends le brouhaha de mes amis, ou peut-être est-ce ma famille, je n’en suis pas sûr, la radio couvre leurs timbres. Je me suis éclipsé discrètement. Pas envie de subir les habituels reproches. Évidemment, dans ce coin de cambrousse, on ne capte que les radios nationales, aussi suis-je contraint de patienter jusqu’au « Tour des stades » pour connaître le score. « Et on rejoint l’Abbé-Deschamps pour Auxerre-Rennes. » « Oui Patrick, et c’est toujours l’AJA qui mène ici 2 à 0 après un doublé de Djibril Cissé. Il reste 25 minutes à jouer. » Je tape sur le volant de dépit. C’est arrivé si souvent, j’ai parfois peur qu’il ne tombe pendant que je conduis. Dans la nuit, je vois une silhouette se dessiner qui vient à ma rencontre. Ma copine hausse les épaules l’air de dire « Alors, tu fais quoi ? ». Bonne question. J’éteins l’autoradio et saisis la poignée de la portière, mais celle-ci fond sous mes doigts et tout devient noir.
Quand le monde reprend forme je suis debout, en claquettes, sur une table de jardin branlante. Un des pieds a glissé entre les lattes de la terrasse en bois du mobil-home, ce qui fait giter le plateau à chaque fois que je cherche à reprendre mon équilibre. J’ai les deux bras tendus vers un ciel bleu perçant, d’une luminosité irradiante, et le lecteur radio-CD me sert de pare-soleil improvisé. Je remarque que son antenne est étrange ; elle est prolongée par une fourchette que l’on a fait tenir en l’enserrant de papier aluminium. Je ne perçois rien d’autre que des parasites tout juste interrompus de bribes de phrases ayant la résonnance caverneuse caractéristique des grandes ondes : « …. ouverture du championnat à Gerland ….. le Stade Rennais mise sur sa……. très ouvert….. » J’essaie de réorienter mon installation de fortune quand je sens le vide m’attirer en arrière. Je tombe.
*Bip… Bip… Bip… Bip…*
« Poc ! » Je repose mon verre de vin un peu trop brusquement. L’ambiance est feutrée. Les serveurs coulissent entre les nappes pourpres de tables rondes, leurs torchons immaculés savamment posés sur l’avant-bras. La roideur de leurs déplacements et leurs visages impavides tentant de nous faire oublier que nous ne sommes ici que pour avaler des morceaux de bidoche hors de prix et de la purée améliorée. Ma compagne, vêtue d’une élégante robe de soirée noire au décolleté provocateur, m’expose avec emphase les détails d’une histoire dont je n’ai absolument rien écouté. J’hoche la tête à intervalles réguliers, espérant que les « hum hum » que j’émets ne tombent pas à contretemps. Bien malgré moi, je suis accaparé par le téléphone posé sur mes genoux. Nantes-Rennes… J’avais pourtant vérifié le calendrier du championnat avant d’accepter ce dîner, mais la Ligue (que les dix plaies d’Egypte s’abattent sur elle ; surtout les furoncles, tiens !) a - au dernier instant - repoussé la rencontre au dimanche. Éprouvée par quinze années de supportariat, ma mascarade passe inaperçue, et il y a toujours 0-0 quand on nous apporte les desserts. J’ai visiblement commandé un machin à l’ananas. Je déteste l’ananas. Ma partenaire le sait. Pourquoi n’a-t-elle rien dit ? Ou peut-être l’a-t-elle fait finalement. Je n’en sais rien. Perdu dans ces réflexions, je reprends ma pantomime. « Oui ». « Bien sûr ». « Non ?! ». « Ah ? ». Pendant un court instant je reviens sur Terre afin de complimenter ma douce sur son époustouflante beauté, et repars dare-dare en mode automate, non sans avoir jeté un coup d’œil au score : 0-1 ! Utaka ! J’explose : « Ouaisssssss ! Putain, ouais ! » Les fourchettes se figent dans une version smoking et talons hauts du jeu un-deux-trois-soleil. Toute l’assistance observe ce jeune con dont la ravissante partenaire sourit. À croire qu’elle apprécie cette réponse de sauvage à sa demander en mariage.
*Bip… Bip… Bip… Biiiiiiiip !!!*
J’étire des paupières de plomb pour découvrir, au-travers d’une fente arrachée au coltard, un trentenaire en blouse blanche. De suite, le type m’évoque l’image que je m’étais faite de Patrick Bateman à la lecture du roman d’Easton Ellis. Une sorte d’Homme de Vitruve choucrouté, les dents trop blanches, le nez trop droit. Un visage déjà vu mille fois sur toutes les plaquettes commerciales du monde - du club de vacances en passant par l’assureur : « Prenez-soin des vôtres en les protégeant des aléas de la vie » ; le genre qui porte des pulls saumon, des chaussures bateaux et qui boit des Spritz en riant très fort. Le genre à peser son pain sans gluten, à ne boire que du lait sans lactose, à ne manger que du chocolat sans chocolat, et à s’évanouir devant un vrai Coca. Le genre chiant.
Il est en pleine discussion avec une infirmière lorsque je m’émerge.
« Il revient à lui. Monsieur, vous m’entendez ? Monsieur ? Vous êtes à l’hôpital. Tout va bien. On vous a trouvé en état de choc à votre domicile.
- Hum…
- Tout va bien. Pas d’inquiétude. Pouvez-vous décliner votre identité ?
- Je suis buteur au Stade Rennais.
Le médecin, s’adressant à l’infirmière :
- Merde. C’est pas bon du tout ça Solange. Il divague complètement.
- Non, je plaisante. Vous voyez bien que je suis un bonobo. J’ai inventé la trayeuse électrique.
- Ah ! Bon. Vous nous avez fait peur, rigole-t-il, infiniment soulagé.
- Dites, je suis resté ici combien de temps ? On est quel jour ? Il est déjà joué le Rennes – Saint-Étienne ? Ça a donné quoi ?
C’est Solange qui me répond :
- Ça a donné qu’il a encore aligné Sylla et Gelson au ramassage des poubel à la récupération.
- Et on a paumé combien ?
- 1-0.
- Oh, c’est tout ? J’aurais pensé plus.
- Oui, enfin, vous savez, les chiffres… On a rapporté des cas de morts spontanées dans la presse. De dépit, des gens ont jeté leurs nouveau-nés par le balcon. On a même accueilli un patient qui avait mangé ses propres yeux en tartare, « à la Montanière » qu’il a appelé ça. Ah, et pendant que j’y pense, si vous tombez sur une vidéo du match, vous êtes dans l’obligation légale de prévenir les autorités. Ils ont monté un site Internet en urgence : www.stop.pablocoreisme.gouv.fr
- Solange ?
- Oui ?
- J’ai faim ? Vous auriez une banane ?
Previously on the « Stade Rennais Show » :
Pour être honnête, le psychiatre m’avait déconseillé d’écrire quoi que ce fût à propos de ce Rennes – Saint-Étienne. Selon lui, les semaines à trois matches ne sont pas bonnes du tout pour mon « échafaudage psychique ». « Vous devriez plutôt vous mettre au vert », me conseilla-t-il, « cette défaite contre l’ASSE vous a marqué ». Ce à quoi je rétorquai qu’il ne fallait plus jamais évoquer cette couleur verte, ou bien que son stéthoscope éprouverait une toute nouvelle utilité en rapport intime avec son « Ass » à lui, qui ferait concurrence directe à ses confrères gastro-entérologues. Il n’a pas insisté. Le corporatisme.
Hypocrite d’Hippocrate.
Devant mon ire soudaine, le Roi du Matelas (surnom que je donne à mon expert du divan) a tout de même pu poser son diagnostic : « Vertophobie aiguë à tendance psychotique meurtrière ». En clair, ça va pas fort ; je ne supporte plus d’entendre les phonèmes « V.È.R ». Le simple fait de les prononcer déclenche chez moi une irrésistible poussée de violence qui peut aller jusqu’à me faire siffloter du Emmanuel Moire, lire les billets de Pascal Praud ou même les commentaires des lecteurs sur le lefigaro.fr.
« Hum… Intéressant. Parlez-moi encore de ce Nicolas Fauvergue… »
« Mais je dois parler du match de Lille, docteur. C’est important ! », implorai-je, tandis que mon psy listait les risques encourus à poursuivre dans cette voie :
-
Violence domestique (pour un Rennais incapable de gagner au Roazhon Park, c’est assez cocasse ®)
-
Conversion au Canarisme (courant Nulàchiste du Tropourrisme)
-
Burne-out (variante du burn-out qui consiste à montrer ses testicules de façon incontrôlée ; amusante sur le papier, la pathologie est très difficile à assumer en réunion du comité directeur)
C’est quand il a vu que je risquais sérieusement de lui envoyer une volée de bois rouge, que son altesse de l’édredon m’a finalement donné son feu rouge.
Ah, parce que oui, je remplace désormais tous les sons « V.È.R » par leur équivalent en « Rouge ». Si ça peut m’éviter la prison, c’est toujours ça de pris.
Là, par exemple, je déguste un rouge de rouge très tanique bien qu’un peu rouge à mon goût.
Par ailleurs, si vous souhaitez humer pleinement les derniers relents de ce Rennes-Sainté d’anthologie, l’ami Marco Grossi se fait un plaisir de vous ouvrir la fosse à purin : http://socialroomfc.com/article/l-apres-rennes-saint-etienne-par-marco-grossi
Breeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeef ! Faites résonner le Gro Zboub Ma Zadoù !
Puisque rien ne semble pouvoir infléchir la course folle du destin, voici quelques commentaires saugrenus sur notre adversaire du soir ; celui qui a lâché un Renard et qui s’étonne que ça situation sente mauvais.
- Si cette équipe de Lille est vilaine avec notre équipe d’Ille-et-Vilaine, les Dogues ne se mordent-ils pas la queue ? Ah ! #LesQuestionsQuePersonneNePose
- Tiens, on affronte encore un chat noir. On en a plus qu’un mauvais gérant de SPA. Et celui-là est un dogue. Blanc. Normal.
- Étant donné que nous, supporteurs de football, sommes tous de dangereux révolutionnaires meurtriers égorgeurs de chatons en puissance (coucou Larrivé), peut-on quand même chanter notre hymne quand on est Rouge et de Lille ?
- En fait, le LOSC jouera en blanc. Du coup, si on les bat, on aura une équipe de Lille flottante.
- Anecdote : dans la version lilloise du film « Reservoir Dogues », le type se coupe lui-même l’oreille pour ne plus entendre Antonetti gueuler.
« Wouhouh, les copines, c’est Mr. Pink… »
- Je dis ça, mais entendre Fred beugler, c’est ma madeleine de Proust à moi. Ouais, bon, OK, c’est plutôt un bon gros flan de Proust. I miss you Frédo.
Allez, c’est tout pour moi. Et quoi qu’il arrive, restez classes, ce n’est que du foo , c’est Rennes.
Vive la vie.
Vive les Vieux Fourneaux.
Vive le Stade Rennais. Partout. Toujours. Hélas.
Love.
K.