C’est une remarque qui revient régulièrement, comme un rappel à ma condition d’expatrié. Une fois, deux fois par an peut-être. Toujours de la même manière. Un désaccord mineur, généralement contracté lors d’une discussion sur les réseaux sociaux, escalade sans trop d’effort vers ce mini-point Godwin de l’amateur de football. Ce point où l’on questionne la légitimité du supporter absent à s’identifier à l’équipe qu’il aime. Où l’on remet en cause sa passion pour son équipe sur les bases concrètes mais bien fragiles de son absence physique. Où l’on s’interroge, finalement, sur la capacité d’un amour d’enfance à survivre au temps, à la distance et aux aléas de la vie.
Forcément, mon profil n’est pas celui de l’abonné fidèle ou de l’ultra dévoué corps et âme à sa cause, et mon histoire avec le Roazhon Park s’est cousue discrètement au fil d’apparitions éparses dans le tissu des récentes années de la maison Rouge et noire. Entre enfance et exil, mon histoire d’amour avec le Stade rennais est celle d’une évidence pour moi et d’un mystère pour les miens, et je sais pertinemment que ce porte-à-faux ne fait que commencer : comment pourrais-je ne serait-ce qu’imaginer transmettre cette passion à ma fille, née il y a quelques mois sur la côte sud de l’Angleterre, pays ou la passion pour le football roi n’a d’égal que la défiance et l’ignorance envers les « clowns de la Ligue 1 ».
Entre le Stade rennais et moi, l’histoire a commencé doucement vers la fin des années 80, à cet âge plus vraiment innocent et pas encore corrompu où l’on se cherche pour la première fois une identité. Pas de famille qui supporte le Stade depuis trois générations, pas d’histoires glorieuses des épopées passées, pas de véritable raison. Comme un footix des bacs à sable, c’est dans la cour de récréation d’une école primaire dinardaise que j’ai commencé à découvrir le Stade rennais par l’intermédiaire de mes copains, ceux qui avaient Canal, un grand frère qui aimait le foot, ou les deux. Chez moi, le foot n’existait pas. Aucune hostilité, mais aucun intérêt non plus, alors j’ai commencé mon éducation en lisant les pages ‘Sports’ de Ouest France. J’ai appris à aimer sans pouvoir les reconnaitre les Jean-Luc Ribar et les François Denis, Michel Sorin ou les frères Delamontagne.
Les années suivantes ne furent bien différentes, l’oreille vissée au poste à chaque multiplex, ma mémoire marquée à jamais par les voix de Jacques Vendroux et d’Eugene Saccomano, et par celles de leurs correspondants rennais, annonciateurs des tristes et merveilleuses nouvelles, des montées en Division 1 et des retours en Division 2, de ce sauvetage in-extremis un soir de mai, nous étions avec mon frère et une amie accroupis autour de la radio, soudainement délivrés par le signal d’un but à Rennes ou d’un autre ailleurs, je ne sais plus trop, d’un alignement de résultats se combinant pour sauver la peau des Bretons dans l’élite. Bien sûr, j’ai pu m’offrir quelques vues du stade, sur la route des vacances ou lors des rares rencontres de coupe retransmise sur la télévision gratuite, mais mon Stade rennais à moi s’est avant tout construit par l’imaginaire et les mots. Une expérience qui, je l’ignorais alors, devait définir les contours de ma vie de supporter.
Débrouille et compagnie
Avec la majorité, il aurait pu devenir plus simple de suivre mon équipe de cœur, au stade ou à l’écran, mais une première expatriation à l’âge de 19 ans allait rapidement annoncer la couleur de mon existence adulte, entrainant le supporter en moi dans un patchwork angoissant de zones blanches, de silences radio et d’excursions plus qu’occasionnelles du côté de la Route de Lorient. C’est ainsi que j’ai vécu la fin de saison 2002 au dernier étage d’une maison de campagne allemande, dans les collines du Taunus, ou je résidais chez l’habitante : une veuve nonagénaire, témoin de Jéhovah prosélyte qui n’avait ni Internet, ni la télévision.
Il y avait quand-même une espèce de poste de radio dans un coin de ma piaule, un bloc incompréhensible qui avait dû servir, dans un autre temps, à se tenir informé de mouvements de troupes et autres dangers imminents. La seule option alternative était un cyber-café, à 30 minutes de vélo, à deux villages de là. Alors, après quelques galops d’essai, je tournais délicatement les boutons de réglage, chaque samedi, sachant que seul une combinaison de dextérité ultime, d’orientation optimale de l’antenne et de position corporelle adaptée me permettrait de capter le multiplex là-bas, sur les grandes ondes.
Je ne suis pas resté longtemps dans ce grenier aménagé, mais pendant longtemps j’ai continué comme ça, à aimer le Stade Rennais derrière les ondes, et à ne visiter le stade que rarement, quand s’en offraient les rares opportunités : J’y ai vécu quelques moments forts, le meilleur restant LE match face à Osasuna, mais la plupart de mes souvenirs majeurs en Rouge et Noir se sont joué en solo, que ce soit seul ou au milieu de la foule.
- C’est ainsi que j’ai vu le Stade Rennais se faire reprendre par Lille une première fois, sur un petit écran qui passait le multiplex dans un bar de Bordeaux, où j’étais de passage, jurant dans ma barbe tandis que le reste du bar, les yeux rivés sur le grand écran, célébrait bruyamment une deuxième place de prestige et une victoire contre l’OM.
- C’est ainsi que, rattrapé par les limites du Wifi non-protégé d’un voisin devenu méfiant au pire moment, je vécus encore une fois sur les grandes ondes et sur une radio de piètre qualité, les dernières minutes d’un autre Lille-Rennes. A genoux dans ma piaule de Reading, seul, prêt à laisser exploser ma joie tandis que devenu muet à l’antenne d’Europe 1, Hervé Kerivel pleurait de joie en silence…. avant, comme nous tous, de prendre ce coup de massue qui allait devenir une habitude…
- C’est encore seul au cœur de la foule que je vécus la finale 2009 au Stade de France. Si j’avais pu avoir un ticket grâce à la générosité d’un ami supporter, je m’offris l’un de ces périples mémorables et improbables en voiture, en ferry, en train, en bus, en train et en métro. Treize heures de voyages. Des trains en panne et des plans foireux en pagaille pour arriver au Stade quelques secondes après la marseillaise.
– « C’est une finale et il y en a encore qui trouvent le moyen d’arriver en retard » regretta une voix à quelques rangs de moi
– no comment - …
Epuisé, affamé, assoiffé, et complètement fauché, je reçus le coup de grâce après le but de Carlos Bocanegra quand, probablement choqué par le vacarme assourdissant descendu de la Tribune Nord, un enfant d’une dizaine d’années trouva le moyen de me vomir dessus avant de monter les escaliers en panique en compagnie de son paternel. J’avais encore les yeux tournés vers mes « agresseurs » quand la clameur soudaine devint explosion dans le virage opposé… Vous connaissez la suite.
Petites victoires
Il y eut bien quelques « victoires », comme ce petit pub de quartier à Reading qui accepta pendant quelques semaines de passer le match de Ligue 1 du dimanche soir juste pour un pote stéphanois et moi, avant que le diffuseur, Setanta, ne mette la clé sous la porte. Comme ce copain allemand fan du Bayern que je réussis à convaincre de regarder un match du Stade Rennais, en streaming avec quelques bières, pour finalement partager avec lui le 4-4 historique face à l’Olympique de Marseille. Comme ce coloc anglais avec qui je partageais l’angoisse d’une séance de tirs aux buts à Simferopol, en rafraichissant furieusement le live de l’équipe puisque la télévision ukrainienne avait interrompu la diffusion au moment des prolongations. Ce n’était pas vraiment du prosélytisme, plus le plaisir rare de partager quelques petits instants de ma vie de supporter rennais avec des amis qui – s’ils n’en avaient bien évidemment que bien peu à carrer – pensaient probablement faire une bonne action en me tenant occasionnellement compagnie devant les matchs de cette équipe « improbable ». Et sincèrement, c’était le cas. On ne peut pas imaginer avant de l’avoir vécu, le degré de frustration inhérent à l’expérience d’une passion que l’on ne peut réellement partager avec aucune personne de son entourage quotidien.
Lors de toutes ces années d’exils et de retours, 14 ans déjà, je n’ai jamais perdu la trace de mon Stade rennais, m’accrochant religieusement à mon poste de radio, à des connexions internet instables de bars et d’aéroports, et à toutes sortes de streaming en Russe, Arabe, Chinois, Espagnol, Anglais et parfois même en français, esquivant les moqueries de mes proches, de ma femme qui me recommande - souvent – d’ « arrêter de me torturer et de choisir une vraie équipe », fermant les yeux pour prétendre d’ignorer cette distance, insignifiante mais pourtant si importante…
C’est cette distance qui m’a amené à rejoindre les communautés internet du SRFC, à écrire quelques petites choses ici et là, à traduire pendant deux ans en anglais le contenu de Stade Rennais Online pour un public anglophone qui n’en avait, quand j’y repense, que bien peu à foutre, à parler Stade Rennais sur les réseaux sociaux et à apporter ma toute petite contribution (contribution bien involontaire mais dont les conséquences ont ravi mon cœur de supporter) à l’histoire récente du Stade rennais.
Entre temps, j’ai pu revivre une finale en 2013 au Stade de France, grâce là encore à une place obtenue par l’entremise d’un ami, et la joie d’une demi-finale gagnée au Stade de la Route de Lorient. J’ai vu quelques autres matchs, beaucoup d’entre eux insipides et insignifiants, quand mes retours en Bretagne m’ont permis d’accrocher une date à domicile. Mais bon gré mal gré, mon histoire avec le Stade Rennais continue encore et toujours de s’écrire principalement dans l’Ether, voguant au vent des ondes radiophoniques et numériques unies pour m’apporter la bonne parole.
Avec l’internet à haut débit et un ordinateur capable de relayer efficacement le flux vidéo sans s’effondrer à chaque coup-franc dangereux, il est aujourd’hui beaucoup plus facile de suivre tous les matchs, sans exception, et avec une qualité d’image humainement acceptable (Enfin facile, allez expliquer à un marmot de six mois que Papa a besoin de deux fois quarante-cinq minutes de calme, la tout de suite), même en l’absence d’un véritable diffuseur pour le football français au Royaume de sa Gracieuse Majesté. Je ne vais pas la jouer romantique, j’accueille avec grand plaisir ces évolutions technologiques et cette possibilité de voir mon équipe à l’écran chaque semaine, pour le meilleur et parfois pour le pire.
Mais au fond de moi, il y a toujours ce pincement au cœur et ce plaisir spécial quand j’écoute, une fois de temps en temps, la voix d’un Stéphane Besnier ou d’un Cédric Guillou décrivant l’action d’une soirée au Roazhon Park, quand les mots seuls me permettent d’imaginer à nouveau les scènes et les visages d’un match ordinaire, question d’histoire personnelle.
Alors non, je ne suis pas un supporter du Stade Rennais au sens propre et ordinaire du terme, c’est un fait. Je ne suis qu’un vagabond au cœur Rouge et Noir, approchant aujourd’hui encore avec la boule au ventre et les yeux d’un enfant le théâtre de ses rêves footballistiques. Savourant chaque entrée au Stade comme si c’était la première. Comptant les jours - les mois parfois - avant chacun de ses retours au Stade.
L’expatriation a cela de bon qu’elle m’a permis, malgré les rêves de grandeurs et les désillusions cuisantes de réaliser que la passion, la mienne au moins, est à l’épreuve du temps et des déceptions, et ne se compte pas forcément au nombre des décibels et des apparitions au stade. Et samedi, lorsque je franchirai pour la première fois en deux ans les portes du Roazhon Park, il ne s’agira plus de regretter les manques d’une saison sportive quelque peu gâchée, mais tout simplement d’ouvrir tout grand le cœur et les yeux pour redécouvrir, une fois encore, les plaisirs infinis d’une soirée de football du côté de la Route de Lorient.
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